Rayon Polar - Vacances Interdites - Anne-Marie Liautard

 

Vacances interdites

 

25 avril

 

Je ne me rappelle plus comment je suis arrivée chez moi, comment j’ai trouvé les clefs dans mon sac, ni comment j’ai ouvert la porte. J’ai vraiment repris conscience sous une douche brulante, j’y suis restée des plombes. J’aurais voulu me laver à l’eau de javel, me frotter jusqu’au sang avec une paille de fer.  Je passais le jet partout, sur mon visage tuméfié, sur les ecchymoses de mes cuisses, je gémissais quand il atteignait mon sexe meurtri. Je ne pleurais pas, je n’avais pas de larmes. Je regardais mes vêtements déchirés, en tas sur le carrelage de la salle de bain et je pensais qu’il fallait que j’amène tout ça au commissariat pour le montrer aux flics. En moi, la haine montait, submergeant tout, comme une lame de fond et la colère, une colère froide, maîtrisée.
Non, je n’irai pas porter plainte. Je ne subirai pas, en plus, l’humiliation de raconter. Ni la police ni mes proches ne sauraient jamais ce qui venait de m’arriver, je me débrouillerai seule, comme je l’avais toujours fait. Je me suis roulée en boule dans mon lit, je n’arrivais pas à m’arrêter de trembler. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.


26 avril


Vers neuf heures, j’ai appelé le bureau, je leur ai dit que j’étais tombée dans l’escalier, que j’étais salement amochée au visage et que je ne viendrai pas travailler, j’ai eu Cécile, elle m’a répondu   : « Ma pauvre !  J’espère que ce n’est pas trop grave ! Je préviens le chef, soigne-toi bien et reviens-nous en forme ! »
 Je croyais que ça me passerait, qu’il suffirait de quelques jours. Le toubib que j’ai appelé pour l’arrêt de travail ne m’a pas cru, il a essayé d’en savoir plus. Je l’ai envoyé paître. Ça me passerait, j’en étais sure, j’en avais vu d’autres ! Mais ça ne passait pas, au contraire. 
C’est quand je me suis vue assise sur mon lit, mes vêtements de cette nuit-là dans les mains, en train de me dire que je l’avais bien cherché avec mes bas, ma minijupe, mon top décolleté, c’est quand je me suis sentie honteuse de moi au lieu d’être enragée contre lui que j’aie compris qu’il fallait que j’agisse. J’ai enfoui toutes ces guenilles dans un sac-poubelle, je les ai fourrées au fond d’un placard et j’ai décidé de retourner au Jimmy’s.


2 mai, vingt-et-une heures


J’avais mis des lunettes noires, je m’étais tartinée d’un fond de teint épais pour cacher les bleus sur mon visage.  Je me suis assise à une table, tout au fond, j’ai commandé un mojito, et j’ai attendu ce salopard. Il est arrivé vers onze heures.
 Je le regarde faire son numéro, je serre les dents.  Il drague deux nénettes perchées sur les tabourets devant le bar, elles se laissent offrir un verre, mais ne donnent pas suite. Vers une heure du matin, il salue le barman, « Puisqu’aucune de ces demoiselles ne veut me raccompagner, je rentre en métro », déclare-t-il à la cantonade « Ma Mercedes est au garage !  ». J’ouvre mon portefeuille, je pose à côté de mon verre le premier billet qui me vient sous la main et je me lève.  Mon visage à moitié dissimulé par ma grande écharpe, je le suis. Planquée au milieu de la foule, je descends les escaliers du métro quelques marches derrière lui.  Je me rapproche à le toucher. Le salaud me tourne le dos. Debout au bord du quai, il téléphone. La rame s’annonce, les gens commencent à avancer, je n’ai qu’un pas à faire : les deux mains bien à plat sur son veston Armani, je le pousse de toutes mes forces. 
Je n’oublierai jamais le regard sidéré qu’il m’a jeté par-dessus son épaule, je n’oublierai jamais son cri quand il est tombé.  La rame s’est arrêtée dans un hurlement de freins. Trop tard ! Les gens se bousculaient, certains hurlaient pendant que le salopard agonisait sur la voie, c’était la confusion la plus totale. J’en ai profité pour m’éclipser en douce. Je pensais : « Voilà pour le GHB dans mon verre, voilà pour les vêtements arrachés, la marque de tes sales doigts sur mes cuisses, mon sexe dévasté, voilà pour les gifles que tu m’as données quand je disais non ! » 
Je suis rentrée chez moi à pied, c’était loin, mais qu’importe ! La rue m’appartenait, mes talons sonnaient sur le trottoir, j’avais des Alléluias plein la tête. Je lui avais réglé son compte, à ce salaud, J’allais enfin pouvoir oublier.

 

10 mai


En fait non, je n’oublie rien, c’est pire ! La poussée d’adrénaline, le sentiment de triomphe qui m’ont envahis quand je me suis vengée, tout est retombé. Le souvenir du viol, du meurtre, la peur d’être arrêtée m’empoisonnent.  Tout me terrifie : la ville me fait peur, la foule, les hommes qui me frôlent dans le métro. Au travail je fais semblant, avec Cécile je fais semblant. Aujourd’hui elle m’a dit : « Tu te souviens, du type qui t’avait draguée l’autre jour au Jimmy’s ? Antoine m’a dit qu’il s’était jeté sous le métro la semaine dernière » Antoine c’est le nouveau mec de Cécile, il est flic. J’ai répondu « Ah bon ? » Debout devant la photocopieuse, j’étais comme une pierre.


23  mai


Il parait que les flics ne croient plus que le type se soit suicidé. Ils ont pisté son dernier appel. Juste avant de tomber sur la voie, il téléphonait à une pute pour lui demander ses tarifs. « On ne téléphone pas à une pute juste avant de se jeter sous le métro » a dit Antoine à Cécile « Et puis, sur la vidéo de la caméra de surveillance, on distingue une femme. Elle est de dos, emmitouflée dans une grande écharpe, très près du type, on a l’impression qu’elle le pousse et après elle disparaît. On la recherche ».


24 mai


J’ai à peine dormi cette nuit. Je repassais le film de la soirée dans ma tête. Je me demandais si les flics pouvaient remonter jusqu’à moi. Au matin, ma décision était prise, je devais partir, loin.  Je me suis fait couler un café et j’ai allumé la télé. Et là, Je suis tombée sur Télé Matin. La journaliste chargée des offres d’emplois présentait un sujet sur Châtelmontel, un petit village des Vosges où le maire voulait attirer les randonneurs et les skieurs de fond. Il cherchait quelqu’un pour tenir la Maison du Tourisme.  Des images défilaient : quelques maisons au fond d’une vallée, des montagnes douces, arrondies, couvertes de forêts, des prairies, un torrent, une seule route qui se transformait en chemin forestier après la dernière bâtisse… C’était paisible, c’était comme un refuge, un camp retranché…
Une adresse mail est apparue sur l’écran. Tout de suite, j’ai envoyé mon curriculum. Si j’avais le poste, je me planquerais là-bas, je me ferais oublier et peut-être que moi aussi, j’oublierais.


1er  juin 


J’ai eu le poste ! Je m’installe à Châtelmontel le 1er juillet, après mon préavis. Cécile n’y comprend rien « Tu es folle, c’est un trou ! L’été, encore, la montagne est belle, toute fleurie, mais l’hiver ! C’est un enterrement de première classe ! Quitter Paris pour un bled où, surement, il ne se passe jamais rien ! » Je la laisse dire. Justement, dorénavant, je veux que plus rien ne se passe.


1er septembre


L’été se termine, je n’ai pas eu le temps de penser, trop occupée. Pour recevoir et renseigner les touristes, il m’a fallu tout apprendre : la flore, la faune, le climat, les fermes où se fabriquent les meilleurs fromages, les gites, les circuits de randonnées… Je me suis étourdie, gavée de travail. Et puis j’ai marché. L’effort, le ciel pur m’ont lavé de tout. 
Ce que j’ai fui est remisé dans une chambre obscure au fond de ma tête, une chambre fermée à double tour où le soleil n’entre jamais. Quand la porte s’entrouvre, je travaille davantage, je vois des gens. Ils m’ont accueillie avec un peu de méfiance, tu penses, une Parisienne ! Mais devant ma bonne volonté, mon désir de m’intégrer, ils ont abattu leurs défenses, je me suis fait des amis. Quelques garçons du cru, quelques touristes ont bien essayé de…. Mais de ce côté-là, rien à faire. Pour l’instant, je suis morte. 
Cécile m’appelle souvent, parfois je réponds, d’autres fois non.


25 octobre


Je rentre de ballade. Les sapins ne changent pas, immuablement verts, mais les hêtres, flamboyants le mois dernier, ont perdu leurs feuilles. Dans l’humus, au pied des arbres, j’ai ramassé des cèpes, des lactaires. Je les brosse sous un filet d’eau. Je pense à cet animal qui suivait une piste entre les arbres tout à l’heure, tantôt visible, tantôt dissimulé par des trainées de brume. Un trot élastique, les reins bas, un pelage gris et brun sale, je crois bien que c’était un loup. Je n’ai pas eu peur, les loups d’ici ne m’effraient pas. J’ai connu bien pire. 

 

22 décembre, seize heures


Cécile vient d’appeler, elle avait une voix bizarre ; «  Écoute, je ne sais pas si je fais bien, Antoine serait furieux s’il le savait, mais il faut que je te prévienne. Un serveur du Jimmy’s s’est présenté spontanément au commissariat, il se rappelait une fille qu’il avait vue le soir du meurtre. Elle avait réglé un mojito avec un billet de cinquante euros avant de partir derrière le type, sans attendre la monnaie. Il s’en est souvenu parce que ça faisait vraiment un gros pourboire ! Il dit que c’était une habituée, mais qu’il n’a l’a pas revue depuis. Antoine m’a demandé depuis quand tu avais quitté Paris, je lui ai répondu qu’il était dingue. Il vient de partir pour t’interroger. » 
Je me suis forcée à éclater de rire, j’ai dit « Mais je l’attends, ton Antoine, qu’il vienne ! » « Parce que, a-t-elle ajouté, ils ont trouvé des traces d’ADN sur le dos du veston du type, là où ils supposent qu’on l’a poussé. Ils ont fait des prélèvements sur nous tous, pour contrôler. » « Qu’il vienne, ton Antoine, ai-je répété, j’aurai plaisir à le revoir ! » Et j’ai raccroché.


Le même jour, 22 heures

 
Je ne sais pas si c’est le coup de fil de Cécile, mais je me sens bizarre, ça tourne autour de moi. Je vais dans la cuisine.  Je m’agrippe à la table. J’ai envie de vomir. Malgré moi je gémis, je sens comme un coup de poignard dans les reins, je pense à une crise de coliques néphrétiques, comme j’en fais, quelques fois, quand je suis stressée, mais quelque chose se met à couler le long de mes cuisses, de mes jambes. Je ne tiens plus debout.  Je tombe assise par terre. Je suis comme écartelée. D’un coup je comprends ce qui m’arrive, ce que mon esprit et mon corps niaient depuis des mois. Le dégout me tord les tripes.
Je ne sais pas combien de temps j’ai lutté pour expulser l’innommable. Quand ça été fini, j’ai pris les ciseaux dans le tiroir, j’ai coupé le cordon, je suis allée chercher le sac-poubelle où je garde les vêtements de cette fameuse nuit, j’y ai versé toute une bouteille d’éther et j’y ai enfermé la chose. Ça ne bougeait pas, ça ne criait pas, ça avait l’air déjà mort.

 

23 décembre, sept heures du matin


J’ai mal partout, mais je me secoue. Je mets quelques affaires dans une valise et je vais travailler, comme d’habitude. Il faut que je réfléchisse. Dans ma tête, j’organise ma fuite. Ici, personne ne s’inquiétera de mon absence avant huit jours, M, le Maire m’a accordé une semaine de vacances entre Noël et le jour de l’an. Par internet, je prends un billet de train pour la Suisse. A Genève, j’aviserai.


Le même jour, dix-sept heures,


La neige est tombée toute la journée, elle vient de s’arrêter. Je ferme le bureau. Ma voiture m’attend sur le parking. Avant de partir, j’ouvre le coffre, je prends le sac-poubelle que j’y ai mis ce matin et je vais l’accrocher au grillage de la clôture. On fait tous ça, ici, pour que les chats errants ne dispersent pas les ordures. Au matin, Simon, le cantonnier, le prendra et le déposera à la décharge.
Enfin, je pars. Je mets le contact et je démarre doucement sur la chaussée enneigée. Dans une heure maxi, je serais à la gare. Calée dans mon siège, les mains en haut du volant, je me dis qu’il ne m’est rien arrivé, je me persuade qu’il ne m’est rien arrivé, il y a neuf mois. 
La chaussée est glissante, je roule lentement.  Heureusement, car, après le premier virage, une coulée de neige barre la route. Je freine en catastrophe, la voiture dérape et le parechoc arrière va s’encastrer dans la neige fraîche.  Merde, c’est fichu pour le train de ce soir !  Je coupe le moteur, éteins les phares, sors de la voiture et reviens vers le village pour demander de l’aide. Simon va me dégager avec son tracteur, mais je ne pourrai partir que demain, quand le chasse-neige sera passé. J’espère que l’état de la route aura retenu Antoine et sa clique plus bas, dans la vallée.

 

Dix-huit heures


J’arrive à l’entrée du village, personne, aucun bruit, juste le crissement de mes semelles sur la neige. Et voilà qu’un couinement, comme un miaulement de chat écorché, me cloue sur place. Ça vient du sac-poubelle que j’ai accroché à la clôture tout à l’heure. 
Je m’approche lentement. Cette chose que mon corps et mon esprit ont déniée, reniée, occultée pendant neuf mois est en train de m’exploser à la gueule. Mes jambes tremblent, elles flanchent. J’avance, les yeux fixés sur le sac dont le plastique se soulève faiblement, par endroit. Chaque pas me coûte. J’atteins enfin le grillage, je décroche le sac, je me laisse tomber à genoux dans la neige. Je déchire le plastique, écarte les guenilles souillées de sang, imbibées d’éther et je me saisis du nouveau-né minuscule, bleu de froid, qui vagit faiblement. 
Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon ventre se serre, là, en bas. Mes seins me font un mal de chien, ils coulent, un liquide chaud qui traverse mon soutien-gorge, mon pull. Je ne sais plus qui je suis, où je suis… J’écarte violemment les pans de ma parka, arrachant la fermeture éclair, j’y enfouis l’enfant, le serre contre moi. Recroquevillée autour de lui, pour la première fois depuis le viol, je hurle, un hurlement de louve que me renvoient les montagnes.  Pour la première fois depuis le viol, je pleure, je pleure à gros sanglots âpres, qui me déchirent.
 C’est ainsi que les flics m’ont trouvée.

 

Dix-neuf heures 


 Mon bébé est parti pour l’hôpital avec l’hélico des gendarmes. Antoine m’a interrogé dans le bureau du maire. Je n’ai rien dit, rien. Je n’étais pas avec lui, j’étais dans l’hélico. Une femme flic a frotté l’intérieur de ma joue avec un coton-tige pour prélever mon ADN. Dès qu’ils auront les résultats de l’analyse, ils tiendront enfin leur preuve, l’ultime pièce du puzzle. Avant de reprendre l’interrogatoire, Antoine m’apprend qu’à l’hôpital, on n’a pas pu sauver mon bébé.  Il est mort un quart d’heure à peine après mon arrestation. 
 OK, c’est fini, je me rends. Je n’ai plus la force d’inventer un truc, de mentir, de me battre, mais surtout, je m’en fous, je me fous de tout, en fait.  Alors je lâche prise, je dis le viol, je dis le meurtre, je dis l’accouchement sur le carreau de la cuisine. 
La femme flic note. Elle branche son ordi sur l’imprimante de la mairie, elle imprime. Je relis et je signe.


24 et 25 décembre


Étrange Noël, seule dans ma cellule. Je n’en aurais pas voulu d’autre.

 

1er juin, un an plus tard


Je suis dans le box des accusés. Depuis le début du procès, "Me too"," Balance ton porc", les féministes de tout poil s’en donnent à cœur joie : pour eux, je suis LA victime type du machisme. En face, ceux de « la Manif pour tous » me traitent d’infanticide.  À chaque sortie d’audience, ils s’empoignent devant le Palais de Justice. On ne parle que de mon affaire dans les médias et sur internet. 
Tout ça ne me concerne pas. Le vrai procès se déroule à huis clos, dans ma tête. Pour le meurtre dans le métro, je n’ai ni remords ni regrets, mais pour l’enfant, je ne me trouve aucune excuse, aucune circonstance atténuante… Pour l’enfant, je me condamne à perpète.


N’importe quel jour, n’importe quel été, des années plus tard


Cécile et Antoine viennent juste de partir. De temps en temps, ils me rendent visite au parloir. C’est gentil, mais vraiment, ce n’est pas la peine. Il a fait beau aujourd’hui, la soirée sera longue.  Je suis assise en tailleur sur ma couchette, un rayon du soleil couchant glisse jusqu’à moi à travers les barreaux. Je me tiens droite, les doigts de mes deux mains entrelacés, les bras arrondis en corbeille. Je fredonne doucement « Dors mon petit prince dort »…

 

Et je berce un fantôme.
 

Anne-Marie Liautard

 

Atelier d'écriture à la Médiathèque de Rochefort-du-Gard :
les samedi 16 et 23 juin 2018 de 9h30 à 11h30

 


 

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